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Les habitants des quartiers populaires sont souvent invisibilisés dans les médias. L'ouvrage de Denis Merklen retranscrit certaines de leurs voix. (Paris 13e) Jeanne Menjoulet / Flickr

« Les habitants des quartiers populaires exigent leur place dans les espaces du militantisme social et politique »

Le 27 avril dernier à Paris, un collectif de citoyens, responsables associatifs et politiques issus de quartiers populaires franciliens a lancé l’Assemblée générale des quartiers, initiative destinée à mieux peser dans le débat public. Nous vous proposons un entretien croisé entre les sociologues Denis Merklen, qui a rassemblé dans l'ouvrage Les Indispensables. Sociologie des mondes militants (Éditions du Croquant, 2023) des récits de vie et d’expériences militantes recueillis dans des quartiers populaires entre 2016 et 2022, et Héloïse Nez, également spécialiste du monde militant.


Héloïse Nez : Les Indispensables traite d’un monde militant en particulier, celui des associations dans les quartiers populaires en France. Pourquoi avoir choisi ce groupe ? Comment se développe la « citoyenneté à base territoriale » que tu analyses dans le livre ?

Denis Merklen : Depuis la fin des années 1970, nous assistons à une transformation profonde de l’activisme au sein des classes populaires en France, que l’on pourrait saisir à travers la notion classique de « répertoire de l’action collective », proposée par le sociologue Charles Tilly dans son livre La France conteste. Les classes populaires étendent leurs modes d’action. À l’action syndicale et partisane, un nouvel activisme territorialement inscrit voit le jour. Il se développe comme une critique de ces deux formes solidement établies et qui bénéficient de très grosses organisations issues du monde ouvrier (partis et syndicats).

Un segment des classes populaires est confronté à une série de problèmes qui se superposent. Du racisme jusqu’à la détérioration des conditions de vie, les problèmes avec l’école ou la police en passant par la difficile intégration à l’emploi protégé, et de conflits qui en découlent qui ne sont pas pris en considération ou pas de manière satisfaisante, par les organisations traditionnelles des classes populaires. Ainsi le sociologue Olivier Masclet a parlé de « rendez-vous manqué entre la gauche et les cités ». Ces habitants des quartiers populaires, souvent issus de l’immigration maghrébine, exigent leur place dans les espaces du militantisme social et politique.


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Ce nouvel activisme se développe au contact de deux phénomènes liés. Le premier est la révolte (nous parlons aujourd’hui d’« émeute »), comme forme de manifestation disruptive. Le second est la réponse donnée par l’État à travers les lois de décentralisation de 1981-1983 et les dispositifs de la politique de la ville. Il transfère de ressources et de responsabilités vers les gouvernements municipaux et incite les habitants à s’organiser en associations.

H.N. : Pourquoi alors parler de « mondes militants », au pluriel ? En quoi ce type d’association produit un genre de militantisme à la fois spécifique et multiple ?

D.M. : On découvre très vite que cet univers d’activistes et de groupes a un dénominateur commun : l’action de base territoriale qui trouve dans le gouvernement des villes son principal interlocuteur. Mais on observe en même temps qu’il s’agit de mondes assez différents. Ils varient à la fois selon la ville ou la région (situations distinctes du point de vue de la pauvreté, de la précarité ou du chômage), la situation habitationnelle (quartiers d’habitat social, cités HLM, quartiers très pauvres de propriétaires privés), et selon le domaine d’action et le type de conflit au sein desquels les militants s’engagent. Faire de la politique avec de jeunes adolescents dans un club de football à Montpellier n’est pas identique à le faire avec des personnes âgées isolées et sans emploi vivant dans des logements exigus à Lille.

H.N. : Pourquoi qualifier ces militants d’« indispensables » ?

D.M. : Parce que, bien que souvent peu présents dans l’espace public national, ils constituent une force de socialisation politique et un contrepoids aux pouvoirs locaux. Sans eux, la vie politique se verrait cruellement appauvrie dans l’espace des classes populaires.

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H.N. : Les militants que tu as rencontrés se plaignent que d’autres parlent de la réalité des quartiers populaires à leur place. Pourquoi ? Comment cherchent-ils à prendre la parole et quelles difficultés rencontrent-ils ?

D.M. : Cette question de la prise de parole, de dire par soi-même et avec ses propres mots dans l’espace public, constitue un problème à la fois pressant et omniprésent pour les militants. En premier lieu parce qu’ils se sentent souvent trahis par les journalistes, les responsables politiques et les chercheurs. Ils ont le sentiment qu’on les sollicite dans des entretiens visant à comprendre ou à avoir des informations sur leur monde, puis que la restitution de ce qu’ils ont dit est insatisfaisante, voire parfois traître, avec nombre de papiers, d’émissions de télévision et de radio où on tient des propos qui les disqualifient. Une partie du silence de ces espaces sociaux se nourrit de cette méfiance.

En même temps, les militants savent que l’écriture, la prise de parole dans les médias et dans les réseaux sociaux ou lors de situations valorisantes a des retours en termes de prestige et d’espace politique. La prise de parole publique, les militants et les membres des classes populaires en général se trouvent assignés à l’espace des échanges locaux.

Les compétences sociales et culturelles que les prises de parole exigent ne sont pas faciles à maîtriser, nombre d’entre eux font donc des études en sciences sociales. Ils se trouvent dans cette situation paradoxale où ils doivent parler sans disposer des moyens pour le faire, moyens qui ne relèvent pas seulement des compétences transmises par l’école ou l’université mais également par le milieu social et l’organisation politique.

H.N. : Quel est le rôle du sociologue dans ce contexte : un spécialiste qui parle « à la place de » ? Un porte-parole ?

D.M. : Pour que le sociologue devienne le porte-parole du groupe, il faudrait que le groupe lui-même lui donne mandat. C’est moins rare qu’on ne pourrait le croire : nombreux sont les universitaires qui prennent part à la vie des partis, des fondations, des syndicats, etc. Mais à ce moment, le sociologue cesse d’être un simple chercheur pour devenir un militant parmi les autres, et il prend place au sein du groupe auquel il se soumet et avec lequel il décide de collaborer. Tout comme il le fait quand il participe en tant qu’expert à la mise en œuvre d’une politique publique. Tout ceci n’a rien de reprochable, à condition qu’il assume et explicite les conditions de production de son discours. C’est une grande responsabilité. Sans cela, nombre de collègues s’instituent d’eux-mêmes en porte-parole de telle ou telle catégorie par des enquêtes cantonnées à la collecte et transmission de la parole subalterne. Tout en ayant une valeur certaine, ces travaux semblent la plupart du temps naïfs : on suppose qu’il suffit de donner la parole à des acteurs qui seraient inaudibles ou à des causes qui seraient « invisibilisées ». Ils sont parfois même contre-productifs car le chercheur renonce à son devoir de critique et parfois recouvre sa prise de parti.

H.N. : Comment faire alors ? Dans mes travaux sur les Indignés en Espagne, je me suis appuyée sur la réflexivité des militants pour rendre compte d’une diversité d’interprétations et d’expérimentations de démocratie réelle. Dans cette perspective de « sociologie publique », le chercheur engage un processus de dialogue et d’apprentissage mutuel avec son public.

D.M. : Pour ma part, je m’efforce dans un premier temps à établir un contrat clair avec mes interlocuteurs : je produirai un discours qui tient comme norme première le respect des normes de la recherche car il est le produit des contraintes qui structurent le savoir scientifique en général et la production de connaissances sociologiques en particulier. Le sociologue vient ainsi produire une intelligibilité singulière sur le monde. C’est sa principale contribution au bien commun, et ce qui, au fond, justifie que nous soyons payés pour faire notre travail.

Cette intelligence ne se confond pas avec celle des opinions et des points de vue des autres acteurs. Le discours du sociologue est fortement contraint par des exigences strictes que nous nous devons de respecter. Or, la parole du chercheur se trouve la plupart du temps en décalage, et elle peut parfois rentrer en conflit avec les points de vue divers présents dans les espaces sociaux et au sein de l’espace public. La voix de la recherche n’est ni un discours comme les autres ni un point de vue de plus. Il tient une place d’intelligibilité spécifique dont les différents acteurs et agents choisissent ou pas de se servir.

La place du sociologue est quelque peu ingrate car elle est souvent destinée à ne pas satisfaire les attentes que la recherche scientifique éveille. Tous les acteurs désirent voir leurs points de vue légitimés par la parole universitaire parce que la science occupe une place de prestige et de discours légitimé par sa quête d’objectivité. Il faut absolument protéger cette quête. Je suis persuadé que la disqualification du savoir scientifique comme étant un simple récit à côté des autres points de vue est l’un des dangers majeurs qui menacent les démocraties contemporaines.


Les Indispensables. Sociologies des mondes militants, Denis Merklen, Éditions du Croquant, 2023.

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