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Le premier président de la cour d'appel de Paris, Jacques Boulard (au centre), s'entretient avec ses collègues magistrats lors d'une audience d'installation à la cour d'appel de Paris, le 26 septembre 2022.
Le premier président de la cour d'appel de Paris, Jacques Boulard (au centre), s'entretient avec ses collègues magistrats lors d'une audience d'installation à la cour d'appel de Paris, le 26 septembre 2022. Christophe Archambault/AFP

« Gouvernés par les juges » ? Histoire et déconstruction d’un mythe

L’expression « gouvernement des juges » revient régulièrement dans l’actualité médiatique et sur les réseaux sociaux. Elle désigne l’empiètement présumé du pouvoir judiciaire sur des champs d’action qui relèvent du politique. Dans l’ouvrage « Gouverner les juges. Pour un pouvoir judiciaire pleinement démocratique », paru le 3 mai 2024 aux éditions La Dispute, dont nous nous publions ici les bonnes feuilles, Vincent Sizaire (Université Paris Nanterre), magistrat et enseignant-chercheur en sciences juridiques, propose la première grande synthèse des ressorts et des implications de ce mythe forgé depuis plus d’un siècle.

Preuves à l’appui, il démontre que la rhétorique du « gouvernement des juges » traduit avant tout une opposition réactionnaire à la (relative) émancipation du pouvoir juridictionnel par rapport au pouvoir exécutif, mais aussi qu’elle passe sous silence les formes de dévoiement du pouvoir juridictionnel qui agit parfois comme un instrument de restriction illégitime de la souveraineté populaire. Extraits


C’est devenu un lieu commun médiatique : chaque fois (ou presque) qu’une décision de justice vient limiter l’action des gouvernants ou sanctionner l’un d’entre eux, surgit la figure d’un juge dont, comme le souligne le magistrat Mathieu Bonduelle, « on est convaincu à la fois qu’il est tout-puissant et que ses objectifs sont déconnectés de la logique judiciaire. On croit alors déceler derrière chacune de ses décisions une prise de position politique, au point parfois d’en déduire sa proximité avec tel ou tel parti, voire de l’intégrer dans un complot. »

Longtemps, la crainte de voir le pouvoir judiciaire sortir de sa stricte fonction d’application de la loi, pour venir empiéter sur le domaine d’action des pouvoirs législatifs et exécutifs, est restée marginale et cantonnée à certains cercles – notamment à celui des juristes conservateurs.

Aujourd’hui, le spectre du gouvernement des juges est partout : immanquablement convoqué à propos de tout arrêt du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État, de la Cour de cassation ou encore de la Cour européenne des droits de l’homme un tant soit peu médiatisé, toujours débusqué derrière la mise en cause pénale de tel ou tel politicien. Il est devenu une telle figure imposée qu’un journal peut désormais, sans visiblement craindre le ridicule, l’invoquer pour commenter une décision du juge administratif ordonnant… la dépose d’une statue.

Si l’accusation faite aux tribunaux d’usurper la volonté du peuple en censurant l’action de leurs représentants est en vérité fort ancienne, son omniprésence médiatique contemporaine ne laisse pas d’interroger.

Faut-il y voir, comme le soutiennent ses plus fervents procureurs, l’avènement d’une « post-démocratie », dans laquelle « le souverain est devenu captif et impotent, placé sous tutelle d’oligarchies multiples parmi lesquelles domine la figure du juge ? Un musèlement qui reposerait en particulier sur « la [volonté des juges] de camper un contre-pouvoir purificateur, voire d’exercer un pouvoir au-dessus des autres pouvoirs » ?

Mise en cause et défense des Cours de justice

L’exemple donné, aujourd’hui comme hier, par le positionnement de la Cour suprême des États-Unis nous montre que ce risque est bien réel. En remettant en cause successivement la protection fédérale du droit à l’avortement et le droit des États à réglementer le port et l’usage des armes à feu, la majorité ultraconservatrice qui siège au Capitole depuis les nominations réalisées par Donald Trump poursuit l’objectif explicitement politique de remise en cause des principaux acquis du libéralisme juridique de ces dernières décennies. Une entreprise menée sans aucun mandat populaire et même, sans doute, comme le laissent penser les larges mobilisations citoyennes qu’elle suscite, au mépris de la volonté d’une large fraction du peuple étasunien.

Mais il serait pour le moins hâtif d’en conclure que toute forme de contrôle juridictionnel – et le cas échéant de censure – de l’action des gouvernants constitue une entrave illégitime au pouvoir des représentants du peuple.

Il suffit pour s’en convaincre de jeter un œil à d’autres grandes manifestations populaires ayant lieu au même moment en Israël et traduisant, à l’inverse, l’attachement de nombre de citoyens à leur Cour suprême face à la volonté du gouvernement de Benyamin Nétanyahou de réduire à presque rien ses pouvoirs de contrôle de la constitutionnalité des lois et des actes de l’exécutif.

Des manifestations qui font écho, vingt ans auparavant, à celles qui rassemblèrent toutes celles et ceux qui s’opposaient à l’entreprise de déstabilisation de la magistrature engagée par le président du Conseil italien, Silvio Berlusconi, alors sous le coup de plusieurs poursuites pour différents faits de corruption et de détournement de fonds publics.

Des juges attendent avant une audience solennelle à la Cour de cassation, l’une des quatre juridictions de dernier ressort en France, le 10 janvier 2022 à Paris
Des juges attendent avant une audience solennelle à la Cour de cassation, l’une des quatre juridictions de dernier ressort en France, le 10 janvier 2022 à Paris. Ludovic Marin/AFP

Autant d’exemples qui nous invitent à considérer que les limites apportées par le pouvoir judiciaire à l’action du pouvoir exécutif – ou à celle de ses membres – ne traduisent pas nécessairement une subversion de la volonté populaire.

Une rupture avec la tradition républicaine

La thèse de la tyrannie judiciaire apparaît d’autant plus sujette à discussion qu’elle s’affirme dans un temps où il est particulièrement difficile d’ignorer que le pouvoir qui, en France, cède fréquemment à la tentation de se placer au-dessus de tous les autres pouvoirs, est avant tout le pouvoir exécutif.

Un pouvoir qui a proclamé et mis en œuvre, pendant plus de trente mois au total entre novembre 2015 et juillet 2021, un dispositif aussi coercitif que l’état d’urgence, sans rencontrer de véritable résistance de la part des juges chargés de le contrôler.

Un pouvoir qui, en dépit de l’opposition massive suscitée par sa réforme, a réussi à faire adopter sans encombre aucune – et sans vote du Parlement – la loi du 14 avril 2023 repoussant l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans. Un pouvoir qui peut, sans l’autorisation d’un juge, multiplier les dissolutions d’associations, assigner à résidence toute personne qu’il soupçonne d’accointances terroristes, priver de toute allocation un demandeur d’emploi ou encore, pour ne s’en tenir qu’à quelques exemples, priver de liberté un ressortissant étranger.

Ainsi, d’autres facteurs doivent être pris en considération pour expliquer pourquoi la figure du gouvernement des juges peut aujourd’hui prospérer aussi facilement dans l’espace public.

Couverture de l’ouvrage « Gouverner les juges » paru le 3 mai 2024 aux éditions La Dispute
Cet extrait est tiré de « Gouverner les juges. Pour un pouvoir judiciaire pleinement démocratique », paru le 3 mai 2024 aux éditions La Dispute.

En creusant un peu, on constate alors qu’elle y tient la place d’un mythe, c’est-à-dire d’un récit ayant pour fonction de rendre proprement indiscutable telle ou telle représentation du monde social. En l’espèce, le mythe du gouvernement des juges vise à rendre indiscutable l’opinion suivant laquelle l’extension des pouvoirs des juridictions judiciaires, mais aussi administratives, rompant avec la tradition républicaine du primat donné à une loi exprimant nécessairement la volonté générale, conduit à usurper le pouvoir des représentants du peuple. Et, ainsi, à placer sous le sceau de l’évidence la lutte contre une telle usurpation.

Or, il ne suffit pas de lui opposer un démenti catégorique pour déconstruire un mythe, car, comme le rappelle Roland Barthes dans son célèbre ouvrage sur « les mythologies », celui-ci « ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d’en parler ; simplement, il les purifie, les innocente, les fonde en nature et en éternité, il leur donne une clarté qui n’est pas celle de l’explication mais celle du constat ». Il est donc nécessaire de faire la part des choses entre ce qui relève d’un état de fait relativement objectif et l’extrapolation que certains en tirent.

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